L’AVEUGLE
L’aveugle n’a pas toujours été aveugle, mais il n’a pas eu beaucoup de peine à le devenir. Il possède un appareil photo qu’il emporte partout, et son grand plaisir est de fermer les yeux. Tout se passe comme pendant le sommeil, il n’a encore rien vu, que déjà il l’enregistre, car quand tout se retrouve aligné côte à côte, également petit, également grand, toujours rectangulaire, ordonné, découpé, étiqueté, numéroté, attesté et produit comme preuve, on le voit en tout cas beaucoup mieux.
L’aveugle s’épargne la peine d’avoir vu quelque chose auparavant. Il collectionne ce qu’il aurait vu, il le stocke et il y prend plaisir comme si c’étaient des timbres. C’est pour son appareil qu’il parcourt le monde, pour lui rien n’est assez loin, rien n’est assez voyant, rien n’est assez singulier – il va le chercher pour son appareil. Il dit : j’ai été là, et il montre du doigt, et s’il ne pouvait pas mettre le doigt dessus, il ne saurait pas où il a été, le monde est confus, exotique et fabuleusement riche, qui pourrait retenir tout ça ?
L’aveugle ne croit rien qui n’ait été photographié. Les gens bavardent et fanfaronnent, et parlent à tort et à travers, lui, sa devise est : Sortons les photos ! Alors, on sait au moins ce qu’on a vraiment vu, on le tient ferme dans ses mains, on peut le toucher du doigt, alors on peut même ouvrir tranquillement les yeux, au lieu de les user bêtement plus tôt. Tout, dans la vie, a son temps, trop c’est trop, qu’on réserve donc la vue pour les photos.
L’aveugle aime projeter ses photos agrandies sur le mur et en régaler ses invités. Ce genre de fête dure deux ou trois heures : silence, éclaircissements, gloses, indications, conseils, humour. Quelle jubilation, quand une image apparaît à l’envers, quel moment, quand on s’aperçoit qu’une autre a été présentée deux fois de suite ! C’est incroyable ce qu’on se sent bien quand les photos sont grandes et que ça dure. Enfin la récompense de la cécité jamais en défaut de tout un voyage. Ouvrez-vous, les yeux, ouvrez-vous tout grands, maintenant, vous pouvez voir, maintenant ça y est, maintenant vous avez été là-bas, maintenant vous pouvez le prouver !
L’aveugle regrette que d’autres puissent également le prouver, mais lui, il le prouve mieux.